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La main artisane de la pensée, polissant le visage de Wadsworth, a dégarni son front et posé sur son nez épaté des petites lunettes ovales cerclées de fer pour calmement scruter les ténèbres qui lui font face. Il est marié et a seize ans de plus qu'Emily. Celui dont un journaliste du New York Evening Post brosse le portrait en « nouveau lion » est presque aussi sauvage qu'Emily. Il fuit ses paroissiens et l'engourdissement de leurs félicitations à la fin de ses prêches, ne cherche pas à gagner la sympathie de ses pairs et se rend injoignable tous les matins qu'il consacre à lire et à écrire. Il correspond avec Emily, lui rend deux fois visite à Amherst, en mars 1860 puis en août 1880, et lui confie que sa vie est « pleine de sombres secrets » dont il ne lui dévoile pas un seul. Emily s'éprend de son âme semblable à une « pierre précieuse crépusculaire », dit que « le connaître est la vie même » mais plus que tout préfère sa malice. « Sans malice on n'entre pas au paradis » – et ces deux-là y entrent par effraction plus d'une fois.
Charles et Emily : deux enfants assis sur le même banc et déchiffrant le même texte sur le tableau noir du ciel étoilé. Ils parlent du diable avec la même indulgence souriante, l'un dans un sermon – « Satan convenablement réformé ferait un efficace professeur de morale » –,l'autre dans un poème où le diable, si seulement il savait être fidèle, serait le meilleur des amis car il en a toutes les capacités. Ils aiment aussi emprunter à la minéralogie l'éclat de ses termes. Pour Wadsworth, de même que le diamant n'est qu'un morceau de carbone tant qu'il ne s'est pas cristallisé, l'homme n'est que néant tant que la pensée n'a pas taillé son âme comme un joyau dont chaque facette célèbre la lumière éternelle. Emily, semblablement, évoque la bienheureuse métamorphose de son esprit en diamant, et dans l'Apocalypse, son livre de chevet, médite souvent le chapitre 21 qu'elle appelle « le chapitre des joyaux », lourd d'améthystes, de topazes et de saphirs comme le sac d'un voleur angélique.
Charles et Emily sont deux chercheurs d'or, secouant le gravier des mots dans le tamis de papier, jusqu'à repérer le mot qui brille et n'égare pas, le carat d'une vérité pure.